Joana Hadjithomas & Khalil Joreige
Comme le jour se fait lorsque la nuit s'en va
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Comme le jour se fait lorsque la nuit s'en va

1/1

VERNISSAGE DIMANCHE 28 AVRIL, DE 14H À 18H

 

Two things poems

Teach:

Death of the body -
Best accept it

Death of the heart -
Better not

Gregory Orr


Le jour où nous devons nous appeler pour discuter du texte qui accompagnera l’exposition Comme le jour se fait lorsque la nuit s’en va il n’y a plus d’internet à Beyrouth. Malgré les nombreuses tentatives infructueuses, les tonalités qui sonnent dans le vide et les chorales de voix qui se parlent mais ne se répondent pas, nous insistons. Une imperceptible membrane trouble notre échange, le perturbe, le saccade. Nous cherchons comment la contourner ou la transpercer sans d’autres alternatives que de répéter les mêmes gestes. Appeler, appeler à nouveau... Lorsque la conversation s’entame enfin le premier commentaire que Joana me fait concerne la lumière autour d’elle, « superbe », et le ciel de Beyrouth. Le don qui m’est fait de cet éclat évanescent me fait sourire et me procure une douce joie. C’est une contrariété mineure que cette difficulté de communication, rapidement balayée par l’invocation de cette chose qui la dépasse et la transcende : ici, une lumière.

Il n’y a pas de hasards. La quête de ces lumières vitales, poétiques, révélatrices, est au cœur du travail de Joana et Khalil. Leur pratique est traversée par un désir puissant de découvrir, de faire lumière, de révéler, de manipuler et préserver ce qui se perd, s’oublie, se délite. Leur œuvre se construit ainsi depuis plus de vingt ans de manière libre, du film à l’installation, de la photographie à l’écriture, mais profondément cohérente dans sa façon d’observer et de mettre en perspective les liens qu’entretiennent l’intime et le politique, regard et résistance, désir et nécessité. Les projets se répondent et se complètent du fait même de leur pluralité, fruit de l’appétence des deux artistes pour l’exploration, la recherche, l’inconnu, qui les mènent sur les traces d’un film perdu au Yémen (Le Film Perdu, 2003), d’un projet spatial libanais (The Lebanese Rocket Society, 2013), de paysages ravagés par les guerres (Je Veux Voir, 2008), de visages (Faces, 2009), de passés enfouis (Unconformities, 2017), d’images perdues (Wonder Beirut, 1997 – 2006).

Cette aspiration aussi désespérée qu’essentielle à extraire du chaos et de la poussière quelques lueurs de vie illumine leur nouvelle exposition à la Galerie In Situ – Fabienne Leclerc, jusque dans son titre. L’idée qu’il porte, de contraste, de transition, et à fortiori d’espoir et de lutte, lie les œuvres ici rassemblées. À travers un large spectre de médiums, dont la vidéo, la photographie, l’installation et la tapisserie, Comme le jour se fait lorsque la nuit s’en va se déploie au fil de son parcours comme un hymne à la désobéissance et au combat. Il y est par ailleurs à chaque endroit question d’entrailles, qu’elles soient physiques, comme celles de la terre d’où l’on extrait les traces de vies passées, des vestiges archéologiques, et du corps, d’où l’on puise les souffles et les soupirs, ou symboliques : elles sont l’espace obscur qu’il faut éclairer ou le lieu d’où s’extirpe l’énergie des (dés)espoirs.

L’exposition s’ouvre sur une nouvelle série, Index des soupirs, composée d’un ensemble de photographies, d’autoportraits et d’une pièce sonore. Les œuvres encadrées isolent et associent, de façon anonyme et énigmatique, un regard et la représentation visuelle de l’onde d’un soupir. La cage d’escalier se remplit, elle, de l’enregistrement de ces soupirs. Par la mise en écho de ces présences humaines, incarnées de manière multiple, emphatique comme fugitive, les artistes ancrent l’exposition dans un moment, une époque et un trouble, le ressenti d’une catastrophe. Dans un sinueux dialogue, les soupirs se substituent aux voix, portant en eux l’expression pure et déliée d’un sentiment, pouvant aussi bien être celui d’une exaspération, d’un soulagement, d’un encouragement, d’une jouissance que d’une douleur. La parole rendue abstraite se révèle un lieu de possibles et d’ambiguïté, où peuvent se manifester conjointement dans une même forme une immense peine et un sublime espoir. Le soupir, sincère expression de nos sensations les plus profondes et souvent les plus confuses, condense et libère l’être tout entier. Pour Joana et Khalil, Index des soupirs entretient un lien intime avec la musique, et notamment celle d’Oum Kalthoum, dont les soupirs reflètent tout l’empire des sens lorsqu’elle chante son amour perdu dans Al Atlal (Les ruines). Il y a en effet une énergie vitale dans la voix de la chanteuse Égyptienne, qui parait presque lui échapper. Le passé gisant et la douleur s’évacuent dans son souffle, qui semble révéler la densité et l’immensité d’un silence; qu’un soupir est un poème, un adieu, une pulsion de vie.

À travers la série But My Head is Still Singing, c’est la figure d’Orphée qui est mobilisée, martyr meurtri dont la tête, alors que son corps démembré fut éparpillé aux quatre coins du monde, continue irrémédiablement de chanter. Cette tragédie intérieure qui donne son souffle à Orphée, Joana et Khalil la confronte à notre monde actuel. En projetant des fragments de textes poétiques et phi- losophiques sur des couches de verre brisé et récupéré, ils soulignent le besoin impérieux de ne pas accepter, pour reprendre les mots de Gregory Orr, la mort du cœur. Joana et Khalil questionnent la condition de la poésie comme rempart et arme face à la barbarie et au chaos. La parole est envisagée dans sa dimension performative, dans capacité à se mobiliser et se propager telle une lutte. On retrouve cette idée d’œuvres en œuvres, à l’image de la série J’ai regardé si fixement la beauté (2013 - en cours) qui emprunte son titre à un vers de Constantin Cavafy. Ces mises en correspondances de mots et de pensées forment ensemble un chœur, incarnation d’un espoir, celui de trouver collectivement la voix, une voix exténuée mais résolue, qui pourra se frayer un chemin, à la manière de plantes vivaces, entre les débris. Les grandes questions philosophiques portées au XXè siècle, notamment par Adorno ou Ceylan, concernant la validité de l’art et de la poésie face à l’horreur traversent la série. Celle-ci fait résonner les régimes du poétique, du politique et du matériel, en particulier vu par le prisme de la destruction, offrant une réflexion sur le potentiel fécond et capital de la fragilité, du souffle, de l’épuisement et de la douleur. La capacité de la lumière à se réfléchir et s’adapter aux irrégularités du verre incarne l’aptitude des mots et des images à transpercer les couches du réel pour nous toucher au cœur.

Les notions de persistance, de survie et de réparation sont abordées de façon renversée dans l’ensemble Message With(out) a Code. La matière, concrète, la terre, devient elle-même le message à déchiffrer et qui pourrait apporter la lumière sur le présent. Joana et Khalil se sont intéressés aux phénomènes de sédimentation dans la constitution des sols, accompagnant et observant des archéologues dans leurs recherches. Les tapisseries reproduisent les photographies prises de la classification d’éléments tirés des strates souterraines et réalisée par les archéologues dans l’urgence absolue sous la pression des bulldozers qui s’activent déjà sur le terrain et détruisent la fouille en cours. Ces extraits et dépôts permettent de remettre en perspective les récits et les représentations possibles de l’histoire des villes. Ils sont un accès aux vestiges invisibles des mondes enfouis et à leurs multiples temporalités. Selon leurs mots, « vivant dans une région où nous sommes continuellement en rupture, c’est un écho de la façon dont nous pouvons continuer à créer et à raconter, malgré la discontinuité de notre histoire. » On retrouve à travers ce projet l’expression d’un intérêt majeur des deux artistes pour le récit historique et les problématiques qui accompagnent l’écriture de l’Histoire et son interprétation selon un fil narratif dominant.

Les photographies d’origine ont été totalement détruites dans leur studio au moment de l’explosion du 4 août 2020. L’utilisation de la tapisserie émerge d’un encouragement, celui de leur amie, l’artiste et poétesse Etel Adnan, à restaurer et confronter cette perte en ayant recours au tissage.

La tapisserie leur permet d’envisager jusque dans sa forme une conception du temps et des événements en rhizome, composés d’une multitude de trames et de réalités enchevêtrées. Technique traditionnelle ancestrale, elle permet par ailleurs de travailler dans sa composition représentations de la perspective et de la tridimensionnalité, ainsi que rendre compte de la physicalité, de la densité et du volume de ces échantillons qui portent chacun en eux le signe d’un temps passé, qu’il convient de déchiffrer et d’interpréter. Ces « messages », qui le sont sans intentionnalité, regagnent ainsi du sens par le biais de celles et ceux qui se penchent pour les lire et les traduire. Comme souvent chez Joana et Khalil, il est question de ce qui se révèle par et dans le regard de l’autre.

Cette idée d’une pulsion révélatrice, d’un désir irrépressible de voir, se manifeste de façon extraordinaire dans le film Sarcophage aux Amours Ivres qui clôt l’exposition. Il nous mène dans les méandres du Musée National de Beyrouth, plongé dans le noir du fait des coupures d’électricité générales qui frappent régulièrement le pays. La caméra se déplace dans les salles soudainement obscures mais d’où émanent de nouvelles lueurs : celles des téléphones portables des visiteurs qui poursuivent leur visite, imperturbables, et dévoilent les œuvres tremblantes et isolées, projetant ombres et réflexions sur les murs du musée. Les volumes sont perçus sous un jour nouveau, les images se déforment, se décuplent, une étrange atmosphère s’installe, quelque chose de l’ordre de la science-fiction. Cet inattendu dialogue entre chaque individu et les traces de civilisations passées leur découvre une intimité, un commun, alors que le cours normal des choses se trouve perturbé par la réalité politique et l’effondrement économique d’un pays.

Face à l’instabilité constante qui définit notre époque, fragilisant toutes fondations individuelles comme collectives, Comme le jour se fait lorsque la nuit s’en va questionne la possibilité d’une résistance par le regard et le langage, compris sous toutes ses formes, de la plus abstraite à la plus expressionniste. Au fil de l’exposition, l’extraordinaire et le mythologique se dévoilent comme remède à l’inertie. Le champ poétique y est envisagé comme le potentiel vecteur d’une vibration, d’un sursaut, lorsque l’âme est écrasée par la violence des temps. Dans un geste total, Joana et Khalil examinent les manifestations des pulsions vitales et transcendantes, aussi infimes qu’elles puissent être, qui poussent à puiser au plus profond de soi la lumière et le souffle qui garderont à flot l’espoir et le désir malgré les désastres.

Taddeo Reinhardt